Composé à quatre mains par Yves Darriet et Claude Francis-Boeuf avec comme objectif de préserver leur "fonction d'homme-pensant" (19), ce récit a été rédigé de façon clandestine durant leur déportation au camp de Buchenwald. Dur, d'une grande crudité et exempt de toute forme de sensibilité, cet écrit dresse un constat quasi clinique des conditions d'existence et de la psychologie des déportés de Buchenwald. Tout débute en prison avec cette terrible confrontation à "la méditation, la solitude, l'angoisse d'être seul pour toujours" (25) que les rares élans d'optimisme ne parviennent pas à effacer. La crainte de parler sous la torture et de dénoncer les "copains" (26) est également très prégnante. Heureusement, les résistants échangent entre eux des nouvelles et tissent rapidement des liens forts. Certains tombent toutefois dans un état de démence que rien ni personne ne peut enrayer.
C'est ensuite le voyage vers le camp qui s'effectue dans des conditions atroces, à 120 par wagon, les corps serrés les uns contre les autres dans un état d’extrême nervosité, avec cette soif qui devient vite une torture obsédante. Et la folie, qui rôde encore. L'arrivée au camp en janvier 1944 plonge ces hommes dans une profonde stupeur. Après avoir été tondus et passés à la désinfection, ils ne parviennent pas à se reconnaître. Installés au petit camp, les auteurs découvrent l'univers concentrationnaire avec ses lois aberrantes, le rythme effréné des journées de travail, les appels interminables, les maladies, la fatigue et la faim, la violence et le désespoir. Pour ne rien arranger, l'ensemble des déportés étrangers partagent une "fausse et triste opinion" (43) des Français. La survie exige l'acceptation d'un bouleversement total des repères induisant un renoncement à sa personnalité propre et un abrutissement général de la pensée. En l'espace de quelques semaines, le déporté devient ainsi insensible au sort d'autrui et préfère désormais manger une providentielle tartine de pain plutôt que d'assister un camarade au cours de son agonie. La pudeur appartient elle aussi au passé. Dans ces conditions, les rêves d'évasion naissent pour disparaître aussitôt. Tout ce qui compte est cette litanie lancinante : "ne pas crever" (51). Les difficultés sont accentuées lorsque certains déportés apprennent par le biais d'un rare courrier que leur femme les trompe ou que leur famille pense que Buchenwald est "un centre de villégiature" (66) et exige de l'argent en échange de colis de nourriture. Heureusement la solidarité existe, les hommes partagent par exemple une cigarette et, en dépit de la mauvaise image accolée aux Français, certains déportés étrangers se révèlent bienveillants avec eux. Les rêves aussi sont là qui permettent de tenir : alcool, nourriture et feux de cheminée.
A la fin du mois d’août 1944, lorsque des centaines de Français arrivent à Buchenwald, les auteurs réalisent combien ils sont devenus de vrais concentrationnaires tant est grande l'incompréhension des nouveaux venus face aux règles régissant leur nouvel univers. Lorsqu'à la fin de l’année parviennent en masse des juifs en provenance d'Auschwitz, le petit camp devient un immense mouroir. Chaque jour, au block 61, des centaines de déportés sont assassinés par le biais de piqûres d'essence administrées dans le coeur. Et pourtant, à l'aide de moyens dérisoires, plusieurs médecins français oeuvrent avec abnégation et humanisme pour sauver leurs camarades de toutes origines.
Ce récit s'achève par un appel au "silence" (181) et à l'oubli, conditions nécessaires pour reprendre "bien sagement le travail là où on l'avait laissé" (181) avant le camp.
Manuel Valls-Vicente